The Succulent Meal
La Rolls Royce se gara doucement dans la pénombre de la nuit. La Phantom Coupe de chez RR, toute noire, se voulait à la fois chic et discrète. Le moteur six cylindres ronronnait dans la quiétude du soir, et seul le bruit du gravier sur lequel roulait la voiture indiquait sa venue, avant de freiner et se ranger doucement tel un chat silencieux. Le chauffeur sortit en premier – un homme, un peu grand, la cinquantaine, les cheveux grisés par le temps sous un képi classique dans la forme mais raffiné, les yeux verts cachés par de petites lunettes. Fermant la porte délicatement, il ouvrit alors celle de ses passagers. Sortit alors de l'automobile une femme, dont l'apparence ne semblait dire si elle était jeune ou vieille pourtant alors qu'elle frôlait la quarantaine, habillée d'une robe de soirée bleu océan, puis un homme, un peu enveloppé – pour ne pas dire avec un bon embonpoint – dans un costume impeccable, et enfin un jeune de dix ans, un jouet à la main, et visiblement en voie d'hériter de la corpulence de son paternel. Et c'était dans un silence presque rituel que la petite famille se dirigeait vers l'enseigne, alors que le vieux chauffeur avait silencieusement repris place dans la Rolls Royce, sans même qu'on ne puisse s'en rendre compte. Chez les Theeble, tout en apparence devait se résumer à discrétion, ordre et retenue.
L'enseigne en question se nommait « The Succulent Meat ». Placée stratégiquement près de la Tamise et loin de tout autre restaurant du même type, la bâtisse se démarquait par une façade moderne et luxueuse. Le plus intéressant était à l'intérieur : décors somptueux, salles spacieuses, propreté impeccable, qualité de service irréprochable. Le restaurant proposait même une terrasse avec vue imprenable sur le fleuve. Idyllique.
Mais selon les clients, il était indéniable que le point fort de cette enseigne fusse plus précisément dans l'assiette. S'enorgueillissant de ses trois étoiles, le chef John Koffley faisait partie des rares cuisiniers à en posséder autant dans le guide Michelin. Il était considéré comme l'un des plus plus entreprenants dans son domaine, toujours à découvrir de nouvelles saveurs, à élaborer d'innovantes recettes, jusqu'à aller proposer une autre vision de la cuisine moderne – disaient ses plus grands admirateurs. Lorsqu'on l'interrogeait sur sa source de motivation et d'imagination, il était énigmatique, se contentant de répondre qu' « il faut savoir où s'approvisionner pour obtenir des ingrédients de premier choix ». Et en ajoutant qu' « en tout cas, tout est dans l'être humain : il suffit de tester et de goûter, car l'homme peut s'avérer plus incroyable qu'on ne le croirait. Le secret, c'est la jeunesse et l'impétuosité. » Car oui, le cuisinier était bien jeune pour autant de prestige : l'année dernière, alors âgé de vingt-huit ans, le chef s'était octroyé sa troisième étoile avec le grand respect des plus célèbres étoilés de la profession. D'après les critiques, ce qui caractérisait John Koffley, c'était ses plats principaux, et plus précisément sa technique de cuisiner la viande – d'où le nom de l'enseigne. De la haute gastronomie anglaise, disait-on.
Les Theeble traversèrent le petit parking jouxtant le restaurant et entrèrent ainsi dans le « Succulent Meat ». Aussitôt parus à l'encadrure de la porte d'entrée, un hôte vérifia leur réservation (après une obséquieuse salutation), puis les conduisit vers leur table qui était avantageusement située de l'autre côté de la belle véranda, en d'autres termes, sur la terrasse. Confortablement installés, les Theeble passèrent leur commande et attendirent, silencieusement. Après un petit quart d'heure d'attente passé à contempler la rive du fleuve londonien, le serveur revint enfin pour déposer sur la table l'entrée de ce qui s'annonçait être un excellent repas.
La petite famille n'était pas les seuls clients de cette soirée, évidemment. Le restaurant était plein à craquer : il faut dire que les réservations pour un restaurant trois étoiles doivent toujours se faire des mois à l'avance parce que les demandes ne manquent jamais. En tout, trente-deux clients étaient assis, à savourer leur dîner ou l'attendant impatiemment. Pour les décrire brièvement, il y avait cinq couples en tête-à-tête, trois familles de trois personnes dont les Theeble, une famille de quatre personnes, une table avec quatre collègues de travail, une autre réunissant trois P-D.G et hauts cadres d'entreprises en pleine conversation professionnelle, et trois personnes seules. Et forcément, tous faisaient partie de la « haute et bonne société » : juges, hommes politiques ou d'affaire, investisseurs, héritiers richissimes, patrons, célébrités, gastronomes ou encore évadés fiscaux, voilà le profil de ceux qui défilaient chaque jour au « Succulent Meat ».
L'entrée achevée, le serveur apporta respectueusement le plat de résistance. C'était le point culminant du repas, ce pour quoi les Theeble avaient choisi ce chef-cuisinier plutôt qu'un autre pour les servir ce soir ; ils voulaient goûter à cette viande dont tous les clients faisaient l'éloge. Et c'est sans surprise qu'ils furent conquis par le goût, la texture et l'odeur de cette tranche de viande de bœuf parfaitement assaisonnée salée juste comme il faut et cuite à point. Alors pour une fois, les Theeble se montrèrent loquaces à table.
« Quelle formidable cuisine, laissa échapper la mère, pour la première fois de la soirée.
- Quelle viande, et quelle sauce...! Je ne regretterai pas les quelques 2000€ de ce soir » ajouta le mari.
Mais aussi incroyable que cela pouvait paraître, un ne fut pas satisfait.
« Pwaah...!
- Qu'y a-t-il, William ?, dit la mère, surprise.
- C'est ce steak... Dégueulasse !
- Mesure ton langage !, siffla le père.
- Mais c'est vrai, quoi... C'est fade, et y'a trop de sang.
- Tu ne connais décidément rien en cuisine, mon fils, soupira sa mère. Il faudra que notre fils travaille sa culture culinaire dès notre retour à la maison, Sebastian, s'adressa-t-elle à son mari.
- M'en fout, c'est pas bon ! »
Aussitôt dit, le garçon sans demander la permission sauta de sa chaise et commença à s'en aller.
« Mais enfin William, où vas-tu ?!
- Aux toilettes, p'pa. J'suis pressé... »
Et c'était sur ces charmantes paroles que le fils de la famille prit congé pour chercher les cabinets.
« Il faudra revoir l'éducation de notre fils, Sebastian. Ce soir il se montre tout particulièrement dissipé !
- Je suis tout-de-même perplexe face aux remarques de William quant à la viande... Je n'ai pourtant jamais goûté une viande aussi fabuleuse, Élisabeth.
- De même, chéri. William est bien trop habitué aux sucreries. Cela aussi, il faudra corriger... »
Le-dit William quant à lui ne mentit pas : il se dirigea de pied ferme vers les
Water Closet. Mais son instinct, un tantinet trop curieux et distrait, se réveilla en admirant toute l'agitation dans le restaurant : les serveurs s'affairant, les portes des cuisines qui s'ouvraient et se refermaient, les personnes à table discutant, parfois on ne peut plus sérieusement, parfois en riant, et dégustant dans une ambiance quasi-religieuse ou quasi-festive leur commande... Ainsi, le petit garçon ralentit la marche, jusqu'à finalement s'arrêter au milieu de la cohue ordonnée du service. Son regard d'abord vagabond finit par s'arrêter sur l'une des trois personnes qui mangeaient seules. Un homme au visage sombre et fermé, vêtu d'un long manteau noir, mangeait en silence ce qui ressemblait à des sushis. Mais ce que ne savait pas William, c'était que ces sushis n'étaient pas n'importes lesquels : c'étaient des sushis au fugu, un plat de luxe fait à partir d'un poisson raffiné connu notamment pour le poison mortel dont il n'existe aucun remède, la tétrodotoxine, et contenu pour la majeure partie dans le foie de l'ichtyoïde. D'ailleurs, c'est entre autres pour cela que les cuisiniers japonais ont encore aujourd'hui besoin d'une licence spéciale pour avoir le droit – et l'immense privilège au pays du Soleil levant... – de cuisiner ce met que nombre d'Occidentaux trouve pourtant fade, mais dont la texture, la rareté et la renommée du met, ainsi que les folklores autour de ce poisson fascinant font de la dégustation du fugu un événement singulier, privilégié. Et si John Koffley était réputé d'abord pour ses viandes, il n'en restait pas moins un professionnel dans la cuisine de plats au poisson.
William – ne sachant pas tout cela, certes – détourna le regard lorsque l'homme se rendit compte qu'il était en train de fixer son repas, et reprit malgré tout sa drôle de route. Il trouva sur la droite une discrète indication pour les toilettes, et l'enfant rondouillard continua son périple. Mais lorsqu'il rentra dans les cabinets, il crut sur le coup se tromper de salle. En effet, tout brillait à merveille, on se croirait dans un autre monde. L'architecte avait réussi de manière tout-à-fait remarquable à associer le dégoût méprisant du nom-même de la pièce et la luxuriance des matériaux et de la décoration choisis. Les robinets luisaient, la faïence luisait, le sol luisait, tout luisait. Le mouvement du préposé aux toilettes le sortit de son ébahissement. C'était un homme assez vieux, presque chauve, la moustache discrète, les yeux légèrement plissés, avec un élégant costume marron s'accordant à merveille à cette couleur qu'on retrouvait tantôt dans la décoration de la pièce.
« Bonsoir, monsieur, dit-il à William.
- Heu... bonsoir monsieur », répondit-il surpris par le respect dont faisait preuve l'homme pourtant bien plus âgé que lui.
William choisit un cabinet de libre – il n'eut pas de mal, il n'y avait personne à part le préposé et lui-même – et... s'attela à la tâche. La mission une fois accomplie, il alla se laver les mains ; le préposé s'adressa alors à lui :
« Souhaiteriez-vous une serviette, monsieur ? »
Avec la même hésitation que tout-à-l'heure :
« Heu... Oui. Je veux dire, oui, s'il vous-plaît, monsieur. »
Devant la politesse dont essayait de faire preuve le jeune garçon, l'homme sourit et lui tendit une serviette de couleur rouge. William remarqua qu'elle était parfumée... à la cerise. Il était fasciné et ne put s'empêcher de sentir la serviette à plein nez. Le préposé vit bien l'intérêt porté par le garçon à ces serviettes, et gentiment demanda :
« Désiriez-vous essayer une serviette d'une autre senteur, monsieur ? »
William ne savait pas immédiatement quoi répondre, ayant peur de manquer de respect en répondant par l'affirmatif. Mais il finit par le faire malgré tout. Le vieil homme lui donna alors une serviette violette : William crut y distinguer une odeur de cassis. C'était étonnant qu'un tel parfum eût pu exister sur un bout de papier...
« Ce sont de magnifiques serviettes, n'est-ce pas ?
- Oui, c'est incroyable... J'avais jamais vu ça avant.
- Et vous n'avez encore rien vu. Il existe encore plein d'autres parfums : orange, fraise, ananas, banane, eau de mer... Et encore, pendant toute ma carrière j'en ai vu des plus extravagants : odeur des bois, parfum d'épices, et que sais-je encore...!
- Whouah... J'voudrais bien avoir des serviettes avec toutes ces odeurs !
- Je vous avouerai que moi aussi, monsieur ! Hahaha ! Si vous voulez, vous pouvez garder celle-ci. De quoi commencer votre collection... » fit-il avec un clin d'œil.
William sourit et remercia l'homme, qui ne manqua pas de lui en donner une à l'orange en plus. Le garçon sortit alors des cabinets, l'air enjoué, trois serviettes à la main, la porte se refermant doucement derrière lui.
Quand soudain, une panne de courant se manifesta.